Le cœur au bord des yeux.

Voilà maintenant neuf mois que j’ai totalement bouleversé ma vie.

En septembre, j’ai pris le parti de ne pas, une année encore, regarder tomber la neige par la fenêtre, et prendre le risque de ne rien faire, comme en attendant je ne sais quoi. La réalité des égoïsmes et des incapacités des uns et des autres à s’impliquer ont fini par avoir raison de mes optimismes et de mes combats. J’ai tout abandonné, et comme dans les romans tragiques, pris mon enfant contre moi en le serrant très fort, fermé la porte derrière moi, et forcé le destin vers l’inconnu.

J’ai eu plus de vies qu’un chat.

En quelques jours j’ai encore une fois remis toute ma vie à zéro, ou à moins… Moins quelque chose. Au moment de repartir, il m’a fallu faire un choix fondamental : à recommencer toute ma vie, vers quoi devais-je aller ? Le choix d’une empreinte, le choix d’un fil rouge, le choix… Il me fallait partir et ne pas savoir ce qu’il allait advenir, mais au moins il me restait une seule possibilité, choisir ce que je ne voudrais plus. Reconstruire sur mes valeurs.

« Raindrops Keep Falling On My Head »

En quittant ces montagnes et ma vie, je ne pensais pas parcourir un tel chemin.

Bien des tentatives de déstabilisation ont été menées par celles et ceux qui n’ont pas su entendre, et comprendre, combien il m’a fallu d’énergie pour faire de mes échecs, de mes impuissances, de tout ce que j’avais perdu, des moteurs pour repartir à zéro. Je revois encore les pleurs, les colères, les jugements et les incompréhensions face à la seule possibilité qui me restait, aller de l’avant.

À présent que la première partie de cet effort et de ces abandons arrive à son terme, qu’une première étape semble enfin franchie, je sens que ma force s’émousse, comme un nageur épuisé sent sa force s’échapper alors qu’approche enfin la rive ; et bien des fois me faut-il encore redresser la nuque et puiser au fond de moi les ressources pour ne pas faiblir et surtout, surtout, ne pas montrer que ma fragilité, et ma sensibilité, sont plus que jamais, toujours là.

« Tout le monde passe sa vie à chercher frénétiquement une personne devant laquelle pouvoir librement se foutre à poil et sangloter, mais personne ne veut se l’avouer. »

Pour écrire aujourd’hui ces mots, je ne sanglote pas, mais je n’ai pas envie d’avoir mal. Devant un miroir, nous sommes seuls.

« Killing Me Softly With This Song »

En entendant « Moi Plus Vouloir Dormir Seule » de Daphné, je revois ces années, de quête et de tristesse, où l’on m’a décrit comme un « homme pendu dont les yeux sont dévorés par les corbeaux », années où plus ma sensibilité s’exprimait, et plus « les autres » s’éloignaient de moi.

« Comment ça va ? »

« Mal » répondais-je alors. Et combien de fois ai-je vu mes amis, mes proches et mes partenaires baisser les yeux, ne sachant plus que faire et gêné d’avoir entendu la simple vérité. S’ils ne voulaient pas l’entendre pourquoi avaient-ils posé la question ? Aujourd’hui encore, je me refuse à mentir et me contente quand je sais que la réponse sera gênante, de répondre comme si c’était une autre question qui m’avait été posée. Je gère les embarras des autres.

Pour amener l’autre à poser un regard ouvert et sincère sur la personne que l’on est vraiment il faudrait donc le tromper, dans un jeu de faux-semblants auquel finalement personne ne croit ?

Pourtant, c’est une force.

Oui, j’ai besoin de laisser s’exprimer ce qui est en moi, car ce qui est ce qui fonde ma valeur, mes valeurs et le sens que je donne à ma vie, à mes engagements. Il me faudrait à la fois taire ce que je suis, pour accomplir mes tâches, faire bonne figure et convaincre, et être sensible et attentif, pour ne pas me dévoyer et me laisser prendre au jeu de la servilité. Lors d’un échange avec de célèbres cartographes, ils ont répondu que pour pouvoir changer les choses, il fallait parfois taire ce que l’on croit pour atteindre les lieux d’où l’on pourrait agir.

Mais n’est il pas illusoire de tenter de construire une société contre ses propres valeurs ? Si je tais ce qui m’anime, je ne propose donc pas un autre contrat pour fonder une autre façon de vivre, n’est-ce donc pas une forme de renoncement ?

C’est bien là un étrange paradoxe : comment peut-on faire confiance à quelqu’un qui ne doute jamais ? En s’encrant sur des certitudes, des acquis et des habitudes, on passe souvent à côté des choses, on perd parfois le sens des réalités. Pourtant, celui qui va exprimer ses doutes et s’attacher rigoureusement et à force de travail, à tout faire pour s’assurer d’éclaircir les choses, va paraître aux yeux de tous comme celui étant peu fiable car il apparaîtrait en exprimant ses doutes comme ne « maîtrisant » pas la situation.

La maîtrise est une illusion, elle nous tue à petit feu, nous endort comme le sucre endort nos sens en nous détruisant.

En amour comme dans l’intendance du quotidien, dans le travail comme dans la recherche, chaque jour apporte un nouvel éclairage, et des multitudes de possibilités. Être sûr de soi, de sa propre valeur, n’a rien à voir avec l’assurance affichée dans le paraître, le paraître vise à convaincre sur des illusions, au fond il n’est qu’une perversité, une manipulation.

Pour avoir droit même à l’amour, faut-il avoir l’air fort et assuré ?

Alors même que les moments les plus tendres et les plus profonds de l’amour s’échangent sans la retenue et les faux-semblants du paraître, pour peut-être atteindre ces instants, il faudrait faire croire que… Ils sont pourtant nombreux les moments où maintes et maintes fois sont exprimés les désirs d’amour et de partage, le besoin de sensibilité et d’abandon.

Dans un monde sans foi ni loi, les « âmes sensibles » se font écraser par ceux qui au-dessus d’eux, vengent leurs petites amertumes, et sont partagés entre petites victoires amères et soumissions serviles au système qui les écrase ; et peu nombreux sont ceux qui ne choisissent pas le camp de la complicité et osent se tourner vers le respect, la compassion, la générosité. Contrairement à ce que la loi d’airain laisse entendre, faire le choix du respect et de la générosité est le chemin le plus difficile, celui qui demande le plus de travail, le plus de rigueur, le plus d’engagement, le plus de transversalité, le plus d’écoute, le plus de force, le plus de compétence, mais il faut l’avoir fait ce choix, pour le comprendre.

Celles et ceux qui écrasent sont les perdants.

Ils ne connaitront jamais le bonheur simple et la satisfaction de s’être accompli, ils n’auront jamais joui de l’abandon et de la richesse de la caresse donnée et reçue sous la confiance, ils ne sauront jamais ce que c’est que de « dormir du sommeil du juste » et aucune de leurs petites victoires amères ne les réconforteront face au miroir ou au moment où ils seront assailli par l’angoisse du dernier souffle.

Bien des fois aujourd’hui, on me demande de pas montrer, de ne pas dire, de ne pas être sincère, pour « gagner », pour convaincre. Je devrais à nouveau reconstruire une vie professionnelle en taisant ce que je suis, comme si mes sentiments et mes valeurs allaient contre mes compétences et mon engagement. Le monde crève lentement mais sûrement de cette attitude, mais il faudrait continuer…

Dans ce cas, où donc est l’humanité du troisième millénaire ? Celle qui va redonner un avenir à nos humanités ?

Nos vies, dans le travail comme au plus profond de leur intimité, doivent-elles donc être vouées à être faite d’injonctions perpétuellement contradictoires ?

[edit: 09/2015]