Le 5 mai 2016 au AB Cinéma Espace Lumière. Projection-débat avec Marie Berger & Stéphane Pagano du film Merci Patron réalisé par François Ruffin avec Jour2Fête.
Archives mensuelles : mai 2016
Retour dans l’arène
Ça faisait pas mal de temps que je n’avais plus battu le pavé, animé des débats, collé des affiches, tenu des stands militants, avec plein de presse alternative et tout.
Fakir, je connaissais bien, je lisais régulièrement. Et puis, Ruffin à Là-bas Si j’y Suis, c’était le beurre salé sur les fakirs (un genre de radis), cette petite touche relevée sur un croquant juteux frais, savoureux, parfois doux, qui pouvait aussi vous faire monter la moutarde au nez.Fakir ? CQFD ! Et quand je lui ai fait découvrir, ça faisait longtemps que j’avais quitté mes chaussures de montagne, ma tête sans coiffure, tondue, avec une touche un peu bûcheron, contre le costard cravate, histoire de choisir un autre angle d’attaque pour le combat : l’enseignement supérieur, plutôt vers ceux qui tiennent le manche donc, histoire de semer des graines.
Elle, elle à tout de suite accroché, s’est abonnée, a fait les salons avec eux. De fil en aiguille, et parce qu’au fond, on ne se refait pas — et là, franchement, à deux, c’est vrai, c’est mieux — nous voilà dans la distribution militante, l’organisation de projections-débats, et tout et tout… Nous voilà donc aux Nuits Debout aussi, mais ça, c’est un autre sujet.
Premier mai à Lyon, morne plaine.
Le froid, presque du grésil, l’absence de coordination Nuits Debout & syndicats, bonjour la convergence, circulez, c’est pas le grand jour. Du coup, ce matin du 2 mai, donc, après un premier mai raté, me voilà parti pour aller diffuser du Tchio « Non à la loi El Khomeri et à son monde ». Rien que deux milles, une paille… J’avais vu un peu trop grand, la météo n’est vraiment pas favorable ce printemps et du coup, ça me cassait les pieds d’avoir autant de papier urgents à faire lire sur les bras. Et puis, ce qui au départ devait être un début de matinée s’est transformé en journée Tchio Fakir. Une belle journée en somme.
2 mai, Gare de Part-Dieu, 8h00…
Déjà là, vous pourriez dire : 8h00, c’est plus la France qui se lève tôt. Certes, mais quand on a des enfants, on s’occupe quand même d’eux avant d’aller faire du bénévolat militant. Sinon, on refait le monde à leurs frais, c’est-à-dire « faites ce que je dis, pas ce que je fais ». J’ai toujours pensé que les gens qui faisaient plein de choses géniales, mais qui étaient de vrais casse-pieds égoïstes dans leur vie n’étaient pas si brillants que ça. Je préfère être moins bon, mais être moi-même en respectant mon environnement, qu’un donneur de leçon dont la vie n’a rien à voir avec les valeurs revendiquées — vous avez pensé éditocrate, avouez !
Donc, je traverse la gare pour aller coté Rhône histoire de sentir l’ambiance, et me pose au milieu des distributeurs de « journaux » gratuits, comme s’ils n’étaient pas là, ou plutôt, je ne leur demande pas leur avis, je pèse qu’eux-mêmes font ça pour avoir du boulot, pas pour se fâcher avec les autres. Ça m’a fait bizarre au début: pendant des années, je prenais le train et je ne supportais pas d’être assailli par ces distributeurs de papier toilette que l’on retrouve partout dans la journée, jonchant les gares, les trains les voies. Des centaines de kilos de papier rempli de pub déguisée en information, quotidiennement dilapidés pour rien.
Bien que je l’ai vécu quotidiennement de l’autre côté de la barrière, je ne m’imaginais pas à quel point, en creux, ce mode de distribution est symptomatique d’une société malade. Je n’ai jamais pris les gratuits, je ne peux pas comprendre que l’on puisse imaginer s’informer avec du travail de terrain et des salaires décents, même avec de la pub, voire surtout avec de la pub, dans un papier gratuit. Mais ce n’est pas le pire. Les voyageurs qui entrent ou sortent prennent machinalement les gratuits, voire pour certains, vont les chercher. C’est à désespérer quand on en connaît le contenu…
Et de l’autre côté, ils regardent d’un œil méfiant le journal que je leur tends: un Tchio avec en gros titre « Non à la loi El Khomeri et à son monde ». La plupart ne regardent pas vraiment, ils ne vont pas changer leurs habitudes. Certains font la moue, c’est sûr, dès que ça parle vraiment politique, là, il n’y a plus grand monde. Normal. Le PPA a bien fait son travail : il bourre la tête de leurs clients d’idées économiques et sociales préconçues, politiquement formatées, cachées sous un discours revendiquant la neutralité… Des décennies que ça dure, ce n’est pas un Tchio qui va leur remettre le cerveau à l’endroit d’un seul coup. Quoique.
Même si c’est une personne sur cent qui en prend un, en une heure, soit une soixantaine et que sur ces un pour cent, il n’y en a qu’une dizaine qui ont eu la présence d’esprit de se demander si c’était gratuit ou pas, c’est déjà pas mal. Résultat, je laisse filer, ça couvrira à peine les tickets de métro de la journée. J’irais faire un saut à la Croix Rousse, peut-être là…
Il y a quand même quelques curieux qui de temps en temps, ralentissent voir s’arrêtent et prennent le temps de lire la manchette. Mais ils sont rares, très rares.
L’information gratuite
Franchement, il y a de quoi l’avoir mauvaise et on se prend à rêver d’une loi contre la concentration des médias parce que là, ils sont vraiment trop forts : les gratuits, derrière, il y a déjà Bouygues, Bolloré, et Schibsted (côté en bourse) avec le groupe Sipa. Bref, vous connaissez l’adage, « quand c’est gratuit, le produit, c’est vous », du temps de cerveau disponible version papier, qui formate bien. Avec la télévision et la radio déjà aux mains des mêmes, impossible d’échapper à l’orthodoxie libérale. On a l’air de quoi avec nos vraies enquêtes ? Nos journaux papier qui sentent la révolte ? Nos chiffres pas bidonnés ?
Ceux qui passent là le matin à la Part-Dieu, ce sont majoritairement des classes moyennes et plus, et des étudiants, quelques lycéens. Donc, quand ils ne dorment pas dans le train ou n’écoutent pas le prurit des radios, ils « s’informent » avec les gratuits. Je vois les dégâts dans tous mes cours. On se doute bien que ces classes sociales là, qui détiennent de manière passive un pouvoir massif, a bien été ciblées par les marchands, bien formatée… Il n’y a qu’a voir avec quels réflexes elle se saisit voire va chercher le gratuit, plusieurs gratuits même, et fait la moue quand elle me voit tendre un journal où il y à écrit en gros « Non à la loi El Khomeri et à son monde », et mon beau costume noir avec la cravate rouge, tout sourire, enjoué, cordial et poli, n’y changeront pas grand-chose.
Les cinémas
Au bout de deux heures, je suis gelé, je remballe, quitte la gare de Part-Dieu et change de crèmerie. Je reprends mon caddie de course carrouf noir, avec mon vieux parasol plié, et fonce dans le métro. Direction les cinémas pour déposer des liasses de Tchios, aux Terreaux, à Bellecour… L’autre cinéma, je l’avais visité rapidement le 1er mai. Art & Essai, un peu gauche Rabbat, qui n’avait pas voulu projeter le film au début, a bien fini face au succès du film à le programmer. Du coup, le 1er, après un une manif ratée et une météo à vous faire tomber les demis de blanches en ressassant avec les copains pour la Xème fois l’organisation des Nuits Debout, j’avais déjà lâché une liasse de Tchios histoire d’être sûr que les retraités de la « gauche de combat » puissent avoir une lecture un peu moins… consensuelle.
Place Bellecour
Après le tour des cinémas, avec un accueil très positif des Cinés Populaires pour mettre bien en évidence les tchios aux caisses, je me suis posé à l’entrée de la rue X, piétonne, entre la sortie de métro et l’alignement de magasins à thèmes. Là, en plein dans le flux des touristes et des gens qui vont consommer leurs sorties, j’avoue que j’ai eu des grands moments de solitude. C’est la foire : d’un côté, les jeunes qui font les gros durs au Mc Do et se frittent pour un oui ou un non, de l’autre, ceux qui vont faire du shopping dans leur parc à thème préféré. Triste. Heureusement, un podcast de là-bas dans une oreille m’a redonné de la patate et me voilà faisant de grands sourires et plaisantant parfois pour attirer l’attention : « il n’y a pas que la consommation dans la vie ! Vous connaissez le journal Fakir ? ».
Stratégiquement, j’avais remarqué à la Part Dieu que le journal seul ne suffisait pas à attirer l’attention. Du coup, une affiche de Merci Patron pliée sur ma pile de Tchios d’un côté, bien visible, et l’autre main qui présente le Tchio, ça marche un peu mieux. Enfin, un peu. Parce que là, vraiment, à part quelques convaincus ou connaisseurs, pas grand-chose d’autre que des moues un peu dégoûtées en voyant en noir « El Khomeri » et quelque chose me dit que ce n’est pas un malentendu : tous ces consommateurs les bras chargés de sacs de magasins de marques, il m’est avis que « le temps des cerises » doit plutôt les agacer qu’attirer leur sympathie. Bien sûr on croise forcément des gens qui vous disent « ah merci patron j’en ai entendu parler il faut que j’aille le voir, mais je n’ai pas eu le temps ». « c’est juste à côté là vous voyez au C. Bellecour juste là, après le tabac ». « Ah bon, il y a un cinéma là ? Je ne l’avais jamais vu! ». Oui, il faut se faire à l’idée que c’est populaire, mais en fait, ça l’ait plus du tout. Depuis longtemps.
Le costume cravate
Celui interroge souvent aussi, c’est mon costume cravate. Alors que mes copains mettent le tee-shirt I Love Bernard, moi, j’ai choisi de conserver mon attirail de cadre sup.
« c’est vrai que ça fait étrange la cravate et le costume, surtout le costume… On dirait les comment là… les évangélistes… »
Bon, voilà autre chose, décidément, mon choix de m’habiller en costume cravate surtout lorsque je milite fait toujours autant tiquer, mais celle-là, je ne l’avais pas vue venir. Intérieurement, je navigue entre la rage et la lassitude, je suis cadre, certes au chômage, mais chercheur et enseignant dans le supérieur dont pas un peu de temps en école de commerce, je ne vais quand même pas faire comme si j’étais un ouvrier ou un néo-bohème (j’es ai assez de taper sur les bobos).
« C’est ma tenue de combat. C’est ma classe sociale, donc c’est une façon pour moi de dire à ceux qui en font partie, regardez, dans ces combats, il y a aussi des cadres qui peuvent être du bon côté de la barrière… Une façon de les inviter à sortir du bois quoi ! »
C’est très optimiste comme approche, je sais, avec Internet, Linked-In et autres réseaux sociaux « professionnels » vous pouvez être sûr que vos chances de carrière dans une grande école ou une entreprise vont vite se réduire si vous laissez filtrer le moindre doute sur le modèle actuel. Je ne me fais guère d’illusions, mais bon.
Le 28, dans la manifestation, juste avant que l’on arrive place Bellecour, je voyais des ouvriers qui nous regardaient interloqués depuis le premier étage d’un immeuble. J’ai beau être dans un logement social, ils ne sont pas du même quartier que moi ceux-là, mais plutôt de Vaulx ou de Vénissieux. Du coup, de la rue, dans mon costume cravate, je leur ai fait des grands signes pour les inviter à nous rejoindre, et du coup, tout le monde à fait de même. Certains d’entre eux nous ont fait comprendre par signes qu’ils ne pouvaient pas… La précarité chez les ouvriers beurs et blacks, les emplois ça fait 40 ans qu’ils courent après, et même si on espère que ceux-là ce jour-là avaient un contrat, on se doute bien qu’ils n’en auront plus jamais s’ils quittent le chantier pour nous rejoindre. Mais bon, ça a changé leur regard un peu narquois, et du coup, certains on fait des V de victoire, et la foule de la manifestation à levé le poing et a applaudi. Symboliquement, au lieu d’avoir des ouvriers qui bossent regardant passer une foule de pas beaucoup de grévistes, mais surtout des militants, et bien nous étions ensemble, et ça, ça compte énormément.
Si ce monde ne veut pas de moi, finalement, ça me rassure, je ne veux pas de lui ! On est bien assez pour en construire un autre.
Du coup, j’ai trouvé la parade. Au début, j’avais pensé à un Pin’s « I love Bernard », mais ça fait trop anecdotique, il faut rester dans le ton du costume cravate. En épluchant mes patates ce soir j’ai trouvé : Et si on faisait comme si, comme si nous, les cols blancs, on allait à un salon « I love Bernard » !
C’est vrai quoi, on fait des salons, des séminaires, des conférences, etc. Et à chaque fois, on a nos Goodies : le badge version boutonnière, le gros badge, genre porte-carte avec le plan du salon, etc. Et là, mais alors là… ça le fait trop bien :
Manque plus que la clé USB ;-)
La Croix Rousse
Bon allez, j’arrête de babiller, je vous raconterai ce que ça donne avec la panoplie complète…
Mais avant, promis, je reviendrai sur la soirée du 20 avril 2016, ou #51mars.